Ébranlé par l’affaire Orpea, qui a éclaté en janvier 2022 à la parution du livre-enquête Les Fossoyeurs, le monde de l’Ehpad est aujourd’hui confronté aux doutes du public, familles des résidents en tête. Le modèle, incontournable dans la gestion du grand âge en France, fait face à un défi immense : réhabiliter cette confiance écornée tout en surmontant une pénurie de personnel devenue abyssale avec la crise sanitaire. Un pari possible, selon le directeur général du Groupe privé associatif ACPPA, Pierre-Yves Guiavarch, également délégué régional du Synerpa, premier syndicat national des maisons de retraites privées.
Plus de six mois après la sortie de l’ouvrage Les Fossoyeurs, dans lequel le journaliste Victor Castanet accusait le groupe privé de maisons de retraite Orpea de maltraitances diverses sur des résidents, le monde de l’Ehpad a évacué le choc pour se tourner vers l’avenir. Placé sur la sellette de manière plus ou moins arbitraire, c’est tout un secteur qui doit aujourd’hui entamer sa révolution. En termes d’image comme de pratiques.
Le Synerpa, fédération d’acteurs privés dont fait partie le groupe Orpéa, s’était alors rapidement positionné en réclamant une intensification des contrôles. L’heure, aujourd’hui, est à la réhabilitation d’une image écornée, à commencer par celle des opérateurs de la branche dite du ‘’privé lucratif’’.
« L’affaire des Fossoyeurs a eu un tel retentissement médiatique que la question s’est posée sur la place du secteur commercial privé dans la prise en charge des personnes âgées dépendantes », concède Pierre-Yves Guiavarch, directeur général du groupe ACPPA, dont le siège se situe à Francheville, près de Lyon, et délégué régional du Synerpa. « Mais cette place, le Synerpa s’emploie à la défendre, car ces établissements répondent à un vrai enjeu de société. Et dans ce secteur, il y a de la place pour tout le monde, ne serait-ce que parce que les besoins sont énormes ».
Le manque de bras dans les Ehpad, en proie à une pénurie de personnel inédite, complique en effet clairement la tâche des acteurs du grand-âge dans une quête de rédemption pourtant bien réelle. Explications.
Les critiques des pratiques du groupe Orpéa dénoncées dans l’ouvrage Les Fossoyeurs sont-elles légitimes ?
Le Synerpa a toujours été clair à ce sujet. Si les faits cités dans l’ouvrage sont avérés, ils sont condamnables. Il y a eu un temps médiatique très intense. Ce temps a été suivi d’un temps d’investigation de la part des ARS, des départements, de l’Inspection Générale des Affaires Sociales (IGAS) et des organismes eux-mêmes. Nous en sommes au temps juridique, qui est l’étape la plus longue. On ne saura si ces critiques sont légitimes que lorsqu’elles auront été démontrées.
Peut-on mesurer l’impact de ces révélations sur l’image des Ehpad ?
Bien sûr, même s’il est plus ou moins élevé en fonction des établissements. Une enquête IFOP a révélé que 72% des Français avait entendu parler de l’ouvrage des Fossoyeurs. Et que pour 84% d’entre eux, cette affaire avait terni l’image de marque des Ehpad. L’impact de réputation est indéniable. En termes d’image employeur, les répercussions sont également très fortes et accentuent nos lourdes problématiques en matière de recrutement.
Dérives dans les Ehpad : “la pénurie de personnel n’est pas une justification”
Peut-on généraliser ces critiques à l’ensemble de la filière gérontologique ?
Ce serait absolument injuste, car que ce soit dans le public, le privé commercial ou le privé associatif, de très belles choses sont réalisées au quotidien. La récente crise épidémique a souligné, à travers de très nombreux témoignages, tout le professionnalisme et l’engagement des collaborateurs. Il y a clairement une injustice à généraliser sans discernement des critiques à l’ensemble d’un secteur.
Certains établissements ont-ils fait les frais de dommages collatéraux injustifiés ?
Sans doute, mais il n’y a pas eu d’impact massif sur la fréquentation des établissements. Plusieurs opérateurs ont relevé un effritement, mais il ne fut heureusement ni durable, ni significatif.
La pénurie de personnel, entre autres facteurs conjoncturels, peut-elle expliquer certaines dérives ?
Il faut d’abord rappeler que les faits évoqués dans l’ouvrage Les Fossoyeurs concernent une période antérieure à 2019. La pénurie d’aujourd’hui n‘a pas grand-chose à voir avec ce qui est décrit. Quoi qu’il en soit, la pénurie ne doit pas être une justification de dérives en matière de prise en charge des résidents. Le phénomène est connu et chaque opérateur s’emploie à trouver des mesures correctrices pour éviter une dégradation de la qualité de l’accueil.
“Nous devons reconquérir la confiance”
Quels sont ces leviers susceptibles d’être activés ?
D’abord en recentrant le travail quotidien des professionnels de santé sur le soin lui-même. Comment ? En déléguant les autres tâches à d’autres catégories de personnel, en s’appuyant sur des secrétaires médicales, en recourant plus naturellement à d’autres professionnels de santé comme des ergonomes ou des psychologues. Cela a un coût, bien sûr, mais c’est une manière d’améliorer l’expérience du résident sans focaliser sur la recherche de l’infirmière ou du médecin introuvable ! En augmentant les rémunérations, aussi, ou encore en favorisant l’attractivité de tranches horaires jusqu’ici peu plébiscitées : la nuit, les week-ends, l’été…
Comment l’Ehpad parviendra-t-il à redorer son blason ?
La situation existe et c’est aux professionnels que nous sommes de reconquérir la confiance des résidents, des familles et du public. Nous évoluons dans un secteur qui est en charge de l’humain, de la fin de vie : il est normal d’être particulièrement vigilant sur nos pratiques. Et c’est un dossier qui nous amène à nous questionner et nous réformer. Le Synerpa a initié une action visant à placer la transparence et l’éthique au cœur de nos activités. Cela se traduit concrètement par une refonte des statuts et la création d’un comité d’éthique, ainsi que par l’élaboration d’une charte d’engagements précis. On assiste à un mouvement de fond visant à promouvoir les opérateurs comme sociétés à mission, conditionnées à de forts engagements sociaux et sociétaux et faisant l’objet de labels type B-Corp ou LUCIE.
“L’Ehpad est un modèle vertueux qui doit être régénéré”
La pression des autorités publiques s’est-elle fortement fait ressentir ?
Oui, mais plutôt à bon escient. Nos tutelles ont déclenché des contrôles dans des proportions bien supérieures aux habitudes. Ces inspections émanent des ARS et des départements. Plusieurs décrets sont également entrés en vigueur. A commencer par celui portant sur le Conseil de la Vie Sociale (CVS) qui touche à la représentation des familles. D’autres ont été émis en faveur d’une meilleure évaluation de la qualité des prestations, d’une optimisation de la transparence financière ou de l’exercice de la mission ‘’centre de ressources territorial’’ pour personnes âgées. Toutes ces préconisations vont dans le bon sens. Il fallait agir et agir vite. Nous verrons ensuite si certains dispositifs s’avèrent trop lourd ou d’une efficacité perfectible. Ils seront évalués et réajustés si besoin.
L’Ehpad est-il toujours un modèle vertueux ?
C’est un modèle vertueux, mais qui doit être régénéré. Il est vertueux car il démontre au quotidien son utilité sociétale. 600 000 résidents sont accueillis tous secteurs confondus dans notre pays. Si ce secteur vacillait et perdait ne serait-ce que 10% de ses capacités, qu’adviendrait-il de ces 60 000 résidents ? Ces séniors, en effet, ne sont pas toujours éligibles à l’hospitalisation à domicile ou aptes à rejoindre l’hôpital public ? L’Ehpad restera un modèle vertueux s’il parvient à se mettre en relation étroite avec le secteur du domicile. Notamment parce que ce modèle est plébiscité par 84% des Français qui souhaitent vieillir chez eux. Si des solutions d’habitats alternatifs, type résidences séniors et résidences autonomies, continuent de se développer. Et s’il prend, aussi, définitivement le virage de la transparence, notamment en encourageant la culture du signalement des événements indésirables. Cela contribuera aussi à améliorer les choses. Mais l’une des conditions majeures est qu’il parvienne à rester en capacité d’assurer sa mission d’accueil médicalisée. La filière soin a besoin de monde et les Ehpad doivent résoudre leur problème de démographie médicale.
La loi grand âge au cœur des attentes
Partagez-vous le sentiment d’un sujet resté absent des débats des récentes élections ?
De manière unanime, les acteurs du grand âge sont déçus des débats portant sur les enjeux de démographie en France dans les cinq à dix ans à venir. Les questions du financement de l’accompagnement des aînés, de revalorisation des salaires et des carrières, d’augmentation des effectifs n’ont été que très peu évoquées. Nous n’avons pas vu émerger de projet de grande loi autonomie, et ce quel que soit le bord politique. À l’heure où tout le monde parle du virage domiciliaire, nous appelons tous à une loi grand âge structurante. Cette loi apporterait enfin des moyens à ce secteur confrontés à de graves difficultés.
À SAVOIR
Pierre-Yves Guiavarch est depuis 2018 le directeur général du groupe privé associatif ACPPA (Association Accueil et Confort pour Personnes Âgées), qui assure la gestion de 42 Ehpad en France, dont la moitié en Auvergne-Rhône-Alpes. Il est également délégué régional du Synerpa, Syndicat National des Établissements et Résidences privées et services d’aide à domicile pour Personnes Âgées. Le Synerpa, premier syndicat national de maisons de retraites, il défend aujourd’hui également les intérêts des acteurs de l’aide à domicile et des résidences services.