Le harcèlement moral et le harcèlement sexuel sont deux formes de violences au travail bien plus courantes que l’on ne le pense. Les situations à risque, grâce à une meilleure prévention, sont de mieux en mieux détectées plus facilement et les entreprises disposent d’outils efficaces pour lutter contre ce fléau dévastateur pour ceux qui en sont victimes. Tout l’enjeu, dès lors, est de généraliser le recours à cet arsenal préventif. Les explications de Clarisse Pugnot, psychologue du travail à Lyon et dans sa région.
Sexisme, harcèlement sexuel ou moral… Les comportements abusifs ne sont pas rares en entreprise. Souvent insidieux, entretenus de manière plus ou moins consciente par une dynamique collective, ces faits de violence au travail peuvent avoir de terribles répercussions pour les victimes, démunies et culpabilisées.
Clarisse Pugnot, psychologue du travail, est spécialisée depuis 15 ans dans les risques psychosociaux en entreprise : le stress, la violence, les addictions… Elle intervient auprès d’entreprises de la région lyonnaise pour désamorcer les situations à risque, mettre en perspective les responsabilités, identifier les boucs émissaires et les aider à se reconstruire.
Les cas de harcèlement moral ou sexuel sont-ils fréquents en entreprise ?
On peut tous à un moment ou un autre être soumis à une forme de violence. Toutes ne caractérisent pas une situation de harcèlement avéré et fort heureusement. Selon la Dares (Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques, 2016), 33% des hommes et 36% des femmes déclarent avoir subi au moins un comportement hostile au cours des 12 derniers mois. À noter que parmi les hommes ayant subi un comportement hostile, 4% pensent qu’il est lié à leur sexe, contre 22% pour les femmes. Mais ces cas ne sont pas rares, et notamment dans la région lyonnaise où la densité économique est très importante. L’objectif de mon travail est de répondre à la demande d’entreprises confrontées à ce type de problématiques et, surtout, de mettre en place des actions de prévention pour éviter qu’elles ne surviennent.
Le harcèlement au travail aujourd’hui mieux repéré
Le phénomène de harcèlement au travail s’est-il amplifié ?
Non, mais on le repère mieux. Le harcèlement au travail est encadré par la loi depuis longtemps. Mais la prévention, elle, s’est considérablement améliorée, car on a clairement pris la mesure de l’impact sur la santé mentale et psychologique des salariés qui en sont victimes. Le phénomène n’est donc pas nouveau, mais on l’identifie mieux, on sensibilise plus, et donc on repère plus. Ce qui nous permet, dès lors, de mieux agir en amont et pas uniquement lorsque des situations avérées sont identifiées.
Qui, le plus souvent, est à l’origine de ces identifications ?
Ce sont la plupart du temps les salariés témoins d’une situation dégradée qui vont prévenir un acteur clé de l’entreprise (manager, représentant du personnel, représentant de la direction, médecin du travail, etc.). L’employeur a l’obligation de faire cesser tout acte de harcèlement dont il a connaissance. Lorsqu’une alerte pour suspicion de harcèlement moral ou sexuel lui est remontée, l’entreprise doit mener une enquête pour qualifier si la situation relève ou non de harcèlement. L’entreprise peut décider de mandater un expert pour réaliser cette investigation. C’est dans ce cadre que nous intervenons. Mais il arrive aussi que les entreprises aient simplement la volonté de se mettre en conformité avec la réglementation en menant une évaluation de risques et nous demandent une intervention préventive.
Harcèlement moral : les signes qui alertent
Quels sont les signes qui révèlent un cas de harcèlement moral ?
Le harcèlement moral se caractérise par des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet de porter atteinte à la santé et l’intégrité du salarié victime et de créer un environnement hostile, intimidant ou humiliant. L’intention de l’auteur n’est donc pas considérée comme un critère pour qualifier la situation de harcèlement.
Les formes de violence exercées sont multiples et vont se traduire par un isolement ou une exclusion de la personne. Par exemple, elle n’est plus conviée aux réunions, on lui enlève ses moyens de faire son travail, elle est isolée géographiquement, ses objectifs sur lesquels son travail est évalué sont inatteignables… Elle se voit confier des tâches sans véritable sens, ou sans lien avec sa fonction. On va même jusqu’à pathologiser la personne (« elle est bipolaire », « il divorce »…) et elle est déconsidérée devant les autres, au gré d’humiliations en public. La dynamique collective joue ici un rôle très important. Tout cela concorde à mettre la victime en situation d’échec.
Comment le mécanisme se met-il en place ?
Toute la difficulté du phénomène réside dans sa minimisation et dans sa banalisation. Le harcèlement moral est souvent insidieux : il se met en place petit à petit car si l’action était trop brusque, le collectif réagirait pour l’empêcher. L’action répétée abaisse le seuil de tolérance du collectif, en déplaçant progressivement la norme de ce qui est acceptable vers ce qui ne l’est pas. C’est l’engrenage et les comportements se multiplient.
Quel est le profil des victimes de harcèlement moral ?
Le harcèlement moral peut concerner tout le monde, homme ou femme, qu’il s’agisse, d’ailleurs, des auteurs comme des victimes. Dans la violence, il y a une position de prise de pouvoir, qui n’est d’ailleurs pas toujours caractérisée par une question de hiérarchie. Cela peut arriver entre collègues, provenir d’un extérieur à l’entreprise (client, fournisseur, usager) ou même d’un collaborateur envers sa hiérarchie. Le genre n’intervient pas, contrairement au harcèlement sexuel.
Harcèlement sexuel : deux fois plus de victimes chez les femmes
Comment se caractérise le harcèlement sexuel ?
Le harcèlement sexuel est souvent plus direct. Il consiste à faire subir à une personne des propos ou des comportements à connotation sexuelle non désirés, qui mettent mal à l’aise. Cela peut se traduire par la répétition de remarques appuyées sur l’apparence physique, des gestes ou des regards insistants, des propos obscènes ou vulgaires et peut aller jusqu’à du chantage ou une pression forte pour obtenir des faveurs sexuelles en échange d’avancement…
Qu’est-ce qui distingue le harcèlement sexuel de la simple drague, même un peu lourde ?
Le harcèlement sexuel repose sur la contrainte : on cherche à imposer des propos ou des comportements sexuels et le consentement n’est pas assuré. Lorsque ce n’est pas réciproque, respectueux ou égal, nous ne sommes pas dans de la drague ou de la séduction ! D’ailleurs, le terme « dragueur lourd » est un euphémisme pour décrire une personne qui impose par la contrainte un comportement non désiré envers une personne et prend ainsi le risque de se rendre coupable de faits de harcèlement.
Est-ce une idée reçue de penser que les femmes en sont les victimes les plus nombreuses ?
Non. Même si en théorie, tout le monde peut être concerné, dans la majorité des cas des situations de harcèlements sexuels, les auteurs sont des hommes et les victimes sont des femmes. Une étude de l’INED (Institut National d’Etudes Démographiques, NDLR) a démontré que deux fois plus de femmes que d’hommes avaient été victimes de harcèlement sexuel au travail.
Des conséquences terribles pour les victimes
Harcèlement moral ou sexuel : quelles peuvent être les conséquences pour les victimes ?
Les impacts sont innombrables : ils peuvent être psychologiques ou physiques, toucher au travail à travers des pertes de concentration et des erreurs, et bien sûr à la vie personnelle, entre perte de poids, refus de sortir, irritabilité… Le harcèlement a cela de pervers qu’il participe à créer de la confusion mentale. Cette confusion pousse la victime à se remettre en question. Elle génère un sentiment de culpabilisation, de honte, de perte de confiance en soi et conduit à une incapacité à percevoir ce qui est normal et ce qui ne l’est pas. On aboutit à des situations d’isolement, voire à des tentatives de suicide.
Quels sont les signaux qui doivent alerter ?
Les victimes, souvent, n’en parlent pas ou n’osent pas décrire clairement leur vécu. Elles sont désorientées et ne comprennent pas ce qui leur arrive. Elles se replient sur elles-mêmes et c’est fréquemment un élément extérieur qui va mettre en lumière la situation. Il peut s’agir de l’entourage familial, voire d’un nouveau collègue ou manager qui, en arrivant, va constater que quelque chose cloche dans les relations professionnelles et détecter la situation à risque.
Existe-t-il des solutions qui permettent de remédier efficacement au problème ?
Oui, mais elles varient en fonction de la gravité et de l’antériorité de la situation. Dans les situations de harcèlement avéré, le plus important est avant tout de procéder à la réhabilitation de la personne touchée par le harcèlement. Il est essentiel de lui redonner son statut de victime, et ce sans ambiguïté, y compris devant le collectif. L’équipe doit comprendre que le problème est situationnel et non pas individuel.
Quel rôle pour l’entreprise ?
L’entreprise a une responsabilité, et donc un rôle à jouer : quel est-il ?
L’entreprise a l’obligation de faire cesser la situation de harcèlement sans délai et de mettre en place des actions préventives pour éviter qu’elle ne se reproduise. Elle doit aussi recréer des limites partagées par l’ensemble du collectif, qui doit aussi être accompagné. Cela peut demander du temps, car ces situations laissent des traces, avec dans certains cas des clans qui se forment, des partis pris, des dénis de responsabilités dans le collectif.
L’enjeu est donc d’agir le plus en amont possible pour éviter que la situation ne se dégrade outre mesure, en incitant les gens à alerter, qu’ils soient victimes ou témoins. Peu importe de se tromper ou d’avoir une mauvaise interprétation de la situation, il faut parler !
Que risquent les auteurs ?
Les auteurs de faits de harcèlement voient leur responsabilité disciplinaire engagée, dont la sanction est adaptée à la gravité des faits, allant du simple recadrage au licenciement, lorsque le harcèlement est avéré. Le harcèlement étant considéré comme un délit, leur responsabilité peut également être portée au pénal et au civil.
Comment prévenir le harcèlement ?
Hors cas avéré, en quoi consiste la prévention en entreprise ?
Il s’agit avant tout de faire comprendre à tous, quel que soit le niveau hiérarchique, que ce risque existe. Chacun peut y être confronté et chacun peut agir pour l’éviter. L’entreprise peut prévenir ce risque en évaluant directement sur les facteurs de risques en cause dans l’émergence de ce phénomène : par exemple les rôles mal définis, les sous ou surqualifications, les accusations ou les reproches entre collaborateurs, les objectifs inatteignables…
Une autre action de prévention est de déployer des actions de sensibilisation et de formation sur ce sujet des violences au travail et développer ainsi la vigilance de tous : parler du phénomène et comprendre les mécanismes à l’œuvre dans l’émergence de la violence au travail, identifier les conséquences individuelles, collectives, organisationnelle, expliquer les enjeux de l’alerte…
Les managers n’ont-ils pas un rôle crucial à jouer ?
Ils sont les premiers relais de toutes les alertes. Il faut donc leur apprendre à développer leur vigilance, qu’ils soient attentifs aux signaux et aux alertes et ne passent pas sous silence des indices qui peuvent poser question. Leur rôle est finalement de créer les conditions pour permettre aux salariés d’exprimer leurs difficultés. Cela nécessite une forme de bienveillance, sans pour autant tomber dans la surprotection.
Le contexte actuel, entre télétravail et redéfinition des codes du travail, joue-t-il un rôle ?
Oui, sans l’augmenter forcément. Mais les repères sont bouleversés et les règles qui fonctionnaient avant ne marchent plus. Si les entreprises ne sont pas attentives à redéfinir les règles du jeu, cela peut avoir des conséquences qui mettent à mal les relations entre les salariés. Le contexte crée des situations particulières : c’est le cas du distanciel, qui entraîne une survigilance. Il faut savoir faire confiance, même dans le cadre du télétravail. En l’occurrence, tous les changements, si l’on n’est pas attentif aux codes, peuvent faire émerger le phénomène.
À SAVOIR
Selon un sondage de l’Institut Ifop 2019, plus d’une femme sur deux (55%) témoigne avoir subi une situation de sexisme ou de harcèlement sexuel dans sa carrière. 30% font état d’un fait avéré de harcèlement sexuel ou d’agression. Et 9% des Françaises interrogées dans cette enquête européenne avouent avoir eu un rapport sexuel ”forcé” ou ”non désiré” sur leur lieu de travail. Sur le plan du harcèlement moral, le ministère du Travail indiquait également en 2016 que 30% des salariés avaient déjà été confronté à une situation avérée sur leur lieu de travail.