Manque de médecins traitants, non remplacement des retraités, surcharge de travail et burn out… Premiers référents en matière de santé pour la plupart des patients, les généralistes font face à la pire crise d’identité de l’histoire de leur profession. Si l’impact sur leur propre santé et, bien sûr, sur la qualité de la prise en charge de leurs patients est réel, qu’en pensent les principaux intéressés ? Ce métier a-t-il encore du sens ? Comment les futurs médecins feront-ils face à la situation ? La pénurie a-t-elle un effet sur les vocations ? Les réponses réalistes… et plutôt optimistes de Camille Bac, interne en médecine générale à Lyon et prête à s’installer dans un village du Rhône.
Recherche médecin désespérément… Alors que 11% des Français n’ont plus de médecin traitant, la pénurie de généralistes atteint des proportions critiques. Les facteurs sont connus : une génération de praticiens libéraux, celle du baby-boom, qui part à la retraite, des évolutions sociétales qui influent sur les motivations des médecins, moins enclins aux sacrifices quotidiens de leurs aînés, une crise sanitaire qui accentue les tensions…
Résultat, alors qu’il devient de plus en plus difficile de trouver un médecin traitant, ceux qui restent s’efforcent d’absorber tant bien que mal une demande de plus en plus forte… et exigeante. Avec à la clé de lourdes répercussions sur leur santé mentale, entre isolement, perte de sens et burn-out, et une prise en charge forcément défaillante dans les territoires les plus touchés.
France 5, durant plusieurs mois, a suivi quatre médecins pour tenter de comprendre le mal-être de toute une profession. Parmi eux, Camille Bac, interne en médecine générale en troisième année à Lyon. La jeune femme de 29 ans vient de passer six mois en stage dans un cabinet médical du petit village de Millery, au sud de Lyon. Une expérience qui l’a confrontée aux réalités d’un métier en pleine évolution, mais qui n’a pas altéré sa motivation.
“Je n’ai pas choisi la médecine pour être épuisée au bout de dix ans”
Pourquoi avoir accepté de participer à cette émission ?
Parce que l’on montre toujours le mauvais aspect de notre profession. Nous ne sommes pas assez nombreux, nous ne répondons pas suffisamment à la demande des patients… C’est vrai, mais les gens sont finalement assez peu informés de ce qu’est vraiment notre métier, et notamment notre formation. Je suis au début de ma carrière et plutôt optimiste sur l’avenir. Je voulais donc montrer la manière dont je vis mon métier.
La pénurie est pourtant réelle : quelle en est votre vision ?
Je pense que nous, médecins généralistes, allons surtout manquer de temps. Nous allons devoir recevoir toujours plus de patients, avec toujours moins de temps de consultation. On entend souvent que les jeunes n’ont pas envie de travailler. Que pour remplacer un médecin retraité, il en faudrait deux jeunes qui s’installent. C’est une réalité, nous tenons à notre vie personnelle, à travailler un peu moins et autrement. Mais à juste titre ! Je n’ai pas choisi la médecine générale pour être complètement épuisée au bout de dix ans, parce que je fais des journées à rallonge et que je n’ai pas le temps de prendre en charge correctement mes patients.
“Il y a une énorme pression à voir tout le monde”
La réalité du métier a-t-elle des effets sur la vocation ?

Le métier de médecin généraliste reste la spécialité parmi les moins choisies. Et très certainement en raison d’une méconnaissance. Le contexte actuel joue, c’est évident. Mais il n’y a pas que cela. Nous passons la quasi-totalité de nos études à l’hôpital, dans des services de pneumo, cardio, pédiatrie, dermato… En revanche, notre seul contact avec la médecine générale se résume à un stage de 15 à 18 jours. C’est très peu, et surtout très dépendant du maître de stage. Beaucoup d’étudiants n’ont pas découvert la médecine générale comme moi je l’ai découverte, avec des médecins motivés, qui donnent envie de pratiquer ce métier. La plupart des étudiants ne mesurent pas tout l’intérêt de notre hyperpolyvalence, notre rôle de coordination que d’autres spécialités n’ont pas, le lien que l’on tisse avec les patients que l’on accompagne dans tous les aspects de leur vie…
La médecine générale est la seule spécialité où le patient est au centre de tout. On le prend en charge avec tous les aspects de sa santé, dans sa vie personnelle et professionnelle, avec toutes ses croyances, ses pathologies, son bagage médical… C’est pour cela que beaucoup pensent que la médecine générale est la spécialité la plus difficile. Et paradoxalement, nous sommes dans le top 3 des spécialités les moins bien payées. Et la question financière, soyons honnête, joue beaucoup dans les vocations.
Quels sont les effets de la pénurie sur l’exercice de la médecine générale ?
Il y a une énorme pression à voir tout le monde. Il faut absolument que le patient, quel que soit la maladie, ait sa consultation dans la journée. Et actuellement, on ne peut pas répondre à cette demande ! Nos consultations s’enchaînent, sans que l’on ait parfois le temps suffisant pour une prise en charge optimale. Et cela nuit à la dimension de notre métier que l’on préfère, celle de la prévention, du dépistage, des maladies… Finalement, on préfère les gens qui ne sont pas malades !
“Une bonne partie des consultations ne relève pas de l’urgence”
Les exigences des patients sont-elles difficiles à supporter ?
Aujourd’hui, on va voir le médecin dès que l’on est malade. Or, une bonne partie des consultations ne relève ni de l’urgence, ni même d’un besoin réel ! Mais comme nous sommes dans l’idée de devoir répondre à tout le monde, et ce dans la journée, on se retrouve souvent avec des consultations qui n’ont pas de sens. Il faudrait réapprendre à la population qu’un rhume, par exemple, cela dure sept jours durant lesquels on a le nez qui coule, et il n’y a rien d’autre à faire, sauf douleurs ou fièvre, qu’à attendre ! Nous ne sommes pas du tout dans cette logique. Les centres de soins non programmés qui fleurissent un peu partout le démontrent : ils répondent à la demande et traitent des patients dans la journée, mais combien ont vraiment besoin d’être vus de manière urgente par un médecin généraliste ? Le paradoxe est là : on sait qu’il n‘y a pas toujours urgence à consulter, mais on leur offre la possibilité de le faire, alors que l’on manque de médecins traitants qui suivent le patient sur la durée. Notre objectif est que le patient soit suffisamment ancré dans son parcours de prévention pour que l’on repousse au maximum les pathologies lourdes.
Quels sont les répercussions sur la santé mentale et physique des médecins ?
On sait depuis le début de nos études que l’impact sur la santé mentale est une véritable problématique. Plusieurs enquêtes de santé, déjà, ont révélé un taux de suicide des étudiants en médecine supérieure à celui de la population générale. Sans doute à cause de l’énorme pression des études. Mais aussi peut-être parce que l’on anticipe le fait d’être trop peu nombreux une fois installés et cette pression future. Je me dis que le jour où je perdrais ma capacité d’écoute, ce sera le signe que je suis entrée dans un cercle vicieux, symptomatique d’une perte de sens et d’un épuisement professionnel.
Un médecin “ne peut plus travailler tout seul”
Comment se protéger d’un danger forcément insidieux ?
En ne travaillant pas tout seul. On ne voit plus notre exercice comme avant. Autour de moi, très peu sont ceux qui veulent s’installer seuls. Au quotidien, et surtout lorsque l’on débute, on a besoin d’exprimer les moments d’épuisement, les situations difficiles qu’on ne veut pas rapporter chez nous, les doutes… On a aussi besoin de décompresser, comme dans n’importe quel travail. Et c’est plus facile de le faire en partageant une pause déjeuner. Dans notre formation initiale, on nous sensibilise à apprendre à prendre soin de nous, mais aussi des soignants qui nous entourent. On nous encourage à participer à des groupes d’échange, à accueillir des étudiants qui permettent de casser la routine et de se mettre à jour.
Cela a-t-il une influence sur les choix d’installation ?
Forcément. L’erreur serait de penser que l’on a juste besoin de locaux, d’une clientèle et d’un coin sympa où s’installer. En réalité, on s’installe surtout dans une équipe, avec qui l’on partage les mêmes valeurs du métier, la même manière de pratiquer. Dans un coin qui nous plait, bien sûr, mais où l’on va pouvoir travailler en réseau et interagir. Personnellement, je préfère aussi rester proche de ma famille.
Pourquoi ce choix serait-il plus difficile à faire dans un désert médical ?
Nous sommes énormément sollicités par des collectivités qui investissent beaucoup dans la santé. C’est très bien, mais il ne suffit pas de construire des locaux tout neufs. On s’installe pour une vie ! Va-t-on décider de s’installer quelque part où l’on ne connaît personne uniquement parce que l’on a des locaux neufs ? Cela n’aura de sens, pour beaucoup d’entre nous, que si l’on y va avec un proche de l’internat, avec qui on sait que cela pourra fonctionner. Et nous sommes de plus formés pour fonctionner avec un laboratoire d’analyse, un cabinet de radiologie à proximité, des hôpitaux avec des spécialistes pas trop loin, des scanners et des IRM qui doivent être à une distance raisonnable. On sollicite tous les jours des infirmières, plusieurs fois par semaine des kinés. Le réseau n’est pas uniquement celui des médecins, mais de l’ensemble des soignants.
Des solutions pour regagner du temps médical
Peut-on imposer aux jeunes médecins de faire ce sacrifice ?
Il faut savoir ce que l’on veut. Souhaite-t-on des médecins qui durent dans le temps, de 30 à 65 ans au même endroit, qui exercent de manière sereine dans un environnement qui leur plait ? Nous sommes en première ligne. Être seul en permanence confronté à des incertitudes, sans pouvoir les partager, c’est très difficile et même dangereux pour nos patients. D’autant plus pour un jeune médecin généraliste, qui a besoin d’être conforté dans ses compétences. On a beau avoir fait dix ans d’études, il faut un peu de temps avant de savoir assurer une prise en charge optimale de tous les patients !
Quelles seraient les solutions ?
Il faudrait déjà que l’on soit plus nombreux, mais ce n’est pas pour tout de suite ! Dans un monde idéal, il faudrait apprendre à déléguer certaines tâches ne relevant pas de l’expertise d’un médecin. Solliciter des secrétaires formés à cet effet et/ou des assistants médicaux nous épargnerait certaines contraintes administratives et nous ferait gagner au moins 5 minutes par consultation, que l’on pourrait dédier à du temps médical.
Je pense qu’il serait nécessaire aussi de rééduquer les patients à la notion d’urgence et à l’importance de la prévention. Une bonne partie des consultations soi-disant urgentes ne relevant pas de l’urgence, nous récupérerions ainsi un temps précieux de consultation.
Nous avons, enfin, les moyens de nous organiser différemment pour essayer de compenser cette pénurie. Cela passe par le travail en exercice coordonné, en maison de santé. Ou encore par les regroupements en CPTS*, par le recours aux assistants médicaux, aux infirmiers de pratiques avancées… Tout ce qui peut nous permettre, en somme, de mieux prendre en charge les patients et d’avoir plus de temps dans nos consultations. C’est comme cela que l’on devra exercer à l’avenir.
*Communautés professionnelles territoriales de santé
Retrouvez ici le replay de l’émission du 16 mai 2023.
À SAVOIR
L’émission recherche médecin désespérément a été réalisée par le magazine de France 5 Enquête de Santé, présenté par Marina Carrère d’Encausse. Quatre médecins (un néo-retraité, une étudiante en fin de formation, une praticienne en burn out et un professionnel de SOS médecins) apportent leur témoignage sur les réalités d’une profession en pleine mutation. Le documentaire de 60 minutes, diffusé le mardi 16 mai à 21h sur France 5, sera suivi d’un débat en plateau.